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Extrait d'une conférence de R.
Steiner
Karlsruhe, 13 octobre 1911
Mais à l'époque où l'homme n'a
plus aucune notion de son rapport originel avec les Dieux, quelle idée peut-il
se faire de la matière ? Il a graduellement perdu la vision du spirituel, du
divin s'exprimant physiquement dans l'immense univers. Les restes de l'antique
clairvoyance ont disparu peu à peu et la nature a été en quelque sorte
dépouillée de tout caractère divin.
Un monde purement matériel
s'étend à ses yeux, un monde dans lequel ne peut plus se manifester la notion
du principe Christ, objectif et actif. Le XIX-ème siècle a fait sienne l'idée
que l'univers auquel appartient notre terre est sortie de la nébuleuse du
système Kant-Laplace et qu'ensuite la vie est apparue sur chacune des
planètes, ce qui mène facilement à concevoir l'univers entier comme formé
d'atomes agissant mécaniquement les uns avec les autres; ce serait pure folie
de vouloir concilier l'idée du Christ avec cette conception matérialiste du
monde. La notion d'esprit, quel qu'il soit, devient insoutenable! Aussi
pouvons-nous comprendre celui qui prétend logiquement que le fait de croire à
la résurrection met en pièce sa conception du monde.
En parlant ainsi je ne veux ni
critiquer, ni dénigrer la science moderne. Il fallait qu'un jour la nature fût
dépouillée de son caractère divin, de son caractère spirituel et qu'il pût
concevoir le monde extérieur selon le point de vue de Copernic, de Képler et
de Galilée. Il fallait que l'homme en passât par cette mentalité qui
caractérise l'âge de la machine. Puisqu'il n'était plus possible de trouver
dans la vie extérieure un chemin direct du terrestre vers le divin,
c'est-à-dire ce chemin vers le Christ que connaîtront les siècles à venir,
il fallait quelque chose qui en tînt lieu.
Demandons-nous maintenant quelle
a été la voie exotérique que l'homme a nécessairement dû suivre pour aller
au Christ, pendant les siècles où se préparait graduellement une conception
atomique abstraite de l'univers, conception qui, éliminant peu à peu de la
nature son caractère divin, aboutissait enfin au XIX-ème siècle à en chasser
complètement l'esprit.
Deux voies exotériques ont été
nécessaires. C'est par deux voies exotériques qu'on a pu parvenir à la vision
spirituelle du Christ. Il fallait d'une part, que l'homme se rendît compte que
la matière n'est pas absolument étrangère à sa vie intérieure, à l'esprit
dans sa vie intérieure. Il devait être amené à voir que partout dans
l'espace, là où la nature existe, il n'y a pas que de la matière. Mais
par quel moyen ? Le seul moyen de le lui faire comprendre, c'était de lui
montrer quelque chose qui fût à la fois esprit et matière, quelque chose
qu'il savait être spirituel et qu'il voyait sous forme de matière. Il fallait
que la métamorphose, l'éternelle transmutation de l'esprit en matière, de la
matière en esprit, reste vivante pour lui. Et c'est ce qui est arrivé par le
fait que la Sainte Cène s'est maintenue à travers les siècles comme une
institution chrétienne. En remontant le cours des siècles qui ont suivi
l'instauration de l'Eucharistie, de la sainte Cène, nous constatons combien
elle a été mieux comprise aux époques plus anciennes et moins matérialistes.
Car, pour ce qui est des choses les plus élevées, on peut dire en général
que la preuve qu'on ne les comprend plus, c'est qu'on commence à en discuter.
Tant qu'on les comprend, on en parle peu : quand on ne les comprend plus, on
commence à se disputer à cause d'elles. (D'ailleurs les discussions, d'une
façon générale, fournissent bien la preuve que la majorité des personnes qui
donnent leur avis sur une question ne la comprennent pas).
C'est ce qui s'est passé pour la
Sainte Cène. Tant qu'on a vu en elle la preuve vivante que la matière n'est
pas rien que matière, mais qu'il existe des actes rituels par lesquels l'esprit
peut être ajouté à la matière, tant que l'homme a su que cette pénétration
de la matière par l'esprit est en réalité une <<christification>>
qui trouve son expression dans la Cène, celle-ci fut acceptée sans
discussion. Mais ensuite vint l'époque où, le matérialisme se faisant
déjà sentir, on oublia ce qu'il y avait à l'origine de la Sainte Cène et on
en discuta pour savoir si le pain et le vin étaient simplement des symboles du
divin, ou si vraiment des forces divines s'y déversaient. Pour celui dont la
vision est plus profonde, toutes les contestations qui ont ainsi pris naissance
au commencement de ces choses s'était perdu.
La Sainte Cène était l'équivalent de la voie ésotérique pour ceux qui voulaient aller au Christ mais ne pouvaient pas suivre cette voie; dans la communion, ils trouvaient une véritable union avec le Christ. Mais toute chose a son temps. Certes il est vrai qu'en ce qui concerne la vie spirituelle, une ère toute nouvelle commence; toutefois le chemin qui pendant les siècles passés a été le véritablle chemin vers le christ pourra le rester encore pendant de nombreux siècles à venir. Le passage d'une chose à l'autre se fait peu à peu et ce qui était utile autrefois se transformera lorsque les hommes auront atteint la maturité nécessaire.
Mais alors les rites eux-mêmes changeront et ce qui se passait autrefois par l'intermédiaire des attributs du pain et du vin se passera à l'avenir sous forme d'une Sainte Cène spirituelle. Pourtant l'idée même de la Cène, de la communion, subsistera. Il deviendra possible, un jour, que certains pensées profondes qui nous viennent grâce aux enseignements de la science spirituelle, que certains sentiments intimes pénètrent et spiritualisent notre vie intérieure à la manière d'un sacrement, tout comme, dans le sens le plus élevé du christianisme, la Cène a spiritualisé et christifié l'âme humaine. Quand nous aurons cette possibilité -- et elle nous sera donnée un jour -- nous aurons fait un nouveau pas, nous aurons parcouru une nouvelle étape de l'évolution. Nous aurons ainsi la preuve certaine que la force du christianisme est indépendante de ses formes extérieures.
Il ne faudrait pas croire en effet que le christianisme serait complètement balayé si ses formes extérieures étaient détruites pendant un certain temps; ce serait avoir de lui une bien médiocre opinion. Celui-là seul se fait une idée exacte du christianisme qui est convaincu que toutes les Eglises où la notion du Christ a été cultivée, que toutes les pensées extérieures, toutes les formes extérieures sont périssables et par conséquent passagères, mais que la notion même du Christ vivra dans les formes toujours nouvelles dans le coeur des hommes de l'avenir, ces formes nouvelles fussent-elles peu visibles de nos jours.
La science spirituelle est donc la première à reconnaître quelle impotance avait autrefois la Cène en tant que chemin exotérique. L'autre voie exotérique passe par les Evangiles.
Ici il faut à nouveau se rendre compte de ce qu'étaient les Evangiles pour les hommes du passé. Il n'y a pas longtemps encore, on lisait les Evangiles non pas avec la mentalité du XIX-ème siècle, mais en les considérant comme une source vivante d'où coulait dans l'âme quelque chose de substantiel. On y puisait de quoi assouvir la soif de l'âme. On y trouvait un contact avec le Rédempteur dont la présence dans l'univers était pour l'âme une certitude.
Pour les hommes qui comprenaient ainsi la lecture des Evangiles, de nombreux problèmes se trouvaient tout résolus, qui ne devinrent en réalité des <<problèmes>> que pour les gens intelligents, pour les pinailleurs du XIX-ème siècle. Les indications données par le christianisme lui-même dès le début n'ont plus été comprises, parce que l'action des forces vivantes émanant des Evangiles n'a plus pu atteindre les âmes.
On a commis de graves erreurs à l'égard des tableaux Evangiliques, soit en les vulgarisant jusqu'à la banalité, soit en essayant de les passer au crible de la critique moderne.
Le tragique, c'est que l'esprit historique, justement à cause de son profond sérieux et de son application singulière désintéressée qu'on ne peut qu'admirer, aboutit à réduire en miettes, à annihiler la chose même qu'il voulait enseigner. Pour l'évolution future de l'humanité, on peut considérer comme un événement particulièrement tragique de notre époque le fait qu'ayant voulu approfondir la Bible par le moyen d'une science historique admirable, on en soit arrivé à la tuer.